jeudi 22 juillet 2010

Another Day in Paradise

7h00

Réveil. Sa race, j'ai dormi que deux heures cette nuit. Si j'arrive à tenir encore une semaine comme ça, j'explose le record du desk. Ça me rappelle l'intégration à l'X, sauf qu'à cette époque c'était gratuit. C'était pour la bonne cause aussi, on dansait toute la night. Maintenant, ce sont les chiffres qui dansent devant mes yeux. Je les mate, je les décode, je les admire. Je les aime.

Pas très sexy, mais pourquoi se plaindre ? Déjà, je ne saurais pas faire grand-chose d'autre. Et puis ça fait toujours bouillir la marmite. Ça la fait même exploser, pour être honnête. Saint-Bloomberg, priez pour le salut de ma bourse et accordez-moi mon caviar quotidien!

Deux heures... à l'armée, on m'avait raconté l'histoire des commandos marine qui te récupèrent l'équivalent d'une nuit en vingt-cinq minutes de sommeil. À force d'entraînement, ils dorment avec une telle concentration qu'ils en arrivent à le faire debout. Je devrais faire aussi bien qu'eux après tout. Ça me ferait encore gagner une heure quarante par nuit: à onze heures quarante la semaine, c'est presque deux journées par mois que je gagne. Mais je m'égare.

Mes vieux, ils ont jamais pu comprendre ça. Avec le train d'enfer que je mène, inutile de préciser qu'ils sont complètement largués. Onze mois que j'ai pas foutu les pieds à Auxerre, sans regret. Et j'y retourne ce week-end. Mon premier week-end à moi depuis un an... J'entends déjà ma mère me bassiner avec sa "vie simple": travailler dur, mais respecter sa santé; gagner ce qu'il faut pour vivre décemment, mais attention, l'argent ne fait pas le bonheur; être ouvert sur l'extérieur, mais savoir protéger sa vie privée. Ma mère, c'est pas compliqué, c'est la centriste du comportement, la danseuse de corde de la social life. Un coup à droite, un coup à gauche, deux coups dans le compromis! "Marc, quand tu monteras à Paris, fuis les excès!". Et mon père qui moufte rien... Mais putain, eux qui se croient si cathos, ils ont qu'à aller voir dans l'Apocalypse, "Dieu vomit les tièdes"! Ça tombe bien, moi je suis chaud bouillant. Dans deux ans, j'ai mon premier million; si je leur achetais un cent cinquante mètres carrés à George V, on verrait bien s'ils trouveraient quelque chose à redire! Cela dit, ils peuvent se brosser, mais bon...

7h05

Debout les morts! Aujourd'hui, c'est vendredi, c'est "casual". Pas de cravate, donc. Pour la chemise, je n'en ai plus une seule de propre. Heureusement, je m'en suis fait livrer des neuves hier. Pour les sales, ça me gave de les laver, encore plus de les repasser... Pour un peu, je les balancerais dans le carton Emmaüs en bas de l'immeuble, histoire de m'acheter une conscience. Encore que la bonne conscience, ça ne paye plus vraiment par les temps qui courent. Vous imaginez un clodo fringué en Armani ? On serait la capitale la plus chic d'Europe, Monaco et Liechtenstein inclus. À noter que Galliano a déjà testé le contraire: des mannequins fringués en clodos, ou comment faire de Paris la capitale la plus second degré d'Europe. Quel tocard. Fin de la parenthèse culture gé.

Je devrais me prendre une femme de ménage, puisque ce genre de tâche me débecte. Tiens, voilà une bonne raison de partir à New York: là-bas, pour un dollar la fringue, t'as des Chinois qui te font la lessive et le repassage. Vive la mondialisation. D'ailleurs, c'est peut-être leurs cousins que j'ai entubés hier à la bourse...

7h07

Un verre de jus d'orange et un coup de fil plus tard, le tacos m'attend en bas. Direction Kléber. À cette heure, le Boulevard Saint-Germain est complètement désert. Il n'y a que les éboueurs pour être debout, ces masos, et les gamins en primaire de la rue Saint-André-des-Arts. Pour les premiers, une quelconque évolution de leur mode de vie n'est pas à envisager. Mais pour les seconds, dans cinq ou six ans, ce n'est pas à exclure. Quand on leur aura offert leur première paire de Berlutti pour fêter leur admission à Montaigne ou H4, plus question de se lever aussi tôt, ils auront droit à plus d'indulgence de la part de Madame leur Mère: il faudra bien qu'ils se remettent de leur folle soirée de la veille chez Castel. Quant à Monsieur leur Père... Ha ha, Monsieur leur Père... Ta gueule, Monsieur le Père, commence par te dégominer les cheveux, on verra après.

Je disais donc que le Boulevard Saint-Germain était désert. Mais pas le Boulevard Saint-Michel, il sent déjà plus le peuple, lui. Toutes ces devantures criardes, ces pancartes fluorescentes qui annoncent les déstockages massifs, c'est d'un vulgaire... Je suis sûr qu'il y a quelques loyers 1948 qui traînent par là... Encore des gens qui vivent au-dessus de leurs moyens. En se postant à l'affût, on peut même y apercevoir des junkies (le soir de la fête de la musique, notamment).

Vous avez vu ? Il a suffi d'un angle entre deux boulevards pour changer de monde. C'est fou comme quelques centaines de mètres peuvent efficacement prémunir une catégorie sociale de l'autre. Prenez l'Île Saint-Louis par exemple. Cinq cents mètres à vol d'oiseau, et vous avez la racaille des Halles. De toute manière, une fois franchie la Seine, je ne réponds plus de rien. Ou alors, il faut vite tirer sur l'Ouest. Dieu merci, c'est ce que le chauffeur s'empresse de faire.

7h30

Au taf.

Le grand hall de marbre et ses grosses bonasses d'hôtesses d'accueil. Pour la première fois, je sais que je ne les reverrai pas avant quelques jours. C'est sûr qu'à Auxerre, c'est un niveau en-dessous; même la fine fleur de chez moi ne leur arrive pas au nombril. Remarquez, moi aussi j'aimerais bien aller y faire un tour, en-dessous de leur nombril... Comment ça, je vous choque, mes poulettes callipyges ? Ça va, hein, faites pas vos mijaurées! Si vous avez été choisies pour être payées à rien branler de vos journées, c'est uniquement pour ça, et vous le savez très bien! Alors halte à l'hypocrisie, bande de schizos lubriques!

Mais voici une de ces pin-up qui s'avance vers moi. Vous aimeriez que je la détaillasse ? Pas le temps, j'ai un rendez-vous à préparer. Elle a des gros seins, point barre. Ça vous va ? Si vous voulez plus de détails, allez voir n'importe quelle description de houri dans les Mille et Une Nuits et foutez-moi la paix.

"Bonjour Marc, votre client a téléphoné, il confirme sa venue pour onze heures.

- Très bien, je vous remercie.

- et... j'aime beaucoup votre chemise aujourd'hui.

- merci, c'est aimable à vous...

- ... j'insiste, Marc" (petit rire débile de pouffiasse)

C'est marrant, ça. Pas le fait qu'elle me drague, rien à taper de ça, je suis blindé contre les connes dans son genre. Non, mais si elle attaque aussi direct, c'est qu'elle a quelque chose derrière la tête. Elle est pressée de me choper avant ses copines, la morfale. À mon avis elle sait que les bonus tombent aujourd'hui! Et à la vitesse à laquelle vont les ragots, elle connaît probablement aussi le montant... à en juger par le décolleté de cette chagasse, ça doit être un joli magot.

7h35

Cent quatre-vingts dix mille euros. Et des poussières. Bon, c'est sûr, c'est pas mal pour mon âge (ça fait que deux ans que j'ai quitté l'X après tout). Et pourtant, je peux pas m'empêcher d'être un peu déçu. Ou plutôt, un brin désorienté. J'ai tellement attendu ce moment, et je ne trouve qu'une simple enveloppe sur mon bureau, sans personne pour m'annoncer mon succès. Sur ce coup, je me sens vraiment seul. Mon chef pionce encore. Mes potes du desk vont faire la fête sans moi ce soir, j'ai promis à mes parents d'aller les voir. Quant à eux, ils vont être horrifiés, ça représente bien vingt mois de chiffre d'affaires au magasin. Horrifiés, c'est bien le mot. Même pas fiers; quelle mentalité culpabilisatrice! Finalement, la vraie limite de mon cynisme, c'est mon éducation.

8h00

Téléphone.

Mon contact à Hong-Kong me demande des tuyaux... je me marre. Plus faux-cul que cet ersatz de businessman amerloque, je me fais moine. Quand tout va bien, il est très amical envers moi, mais je sais à quoi m'en tenir. Un jour, je lui ai recommandé d'investir à court terme sur une petite boîte d'agro-alimentaire, pour voir. Le lendemain matin, le titre était en baisse à l'ouverture; Je me suis fait pourrir comme pas deux, il m'a balancé tellement de merde que j'ai préféré changer dans la foulée mon blackberry souillé. Lui qui aimait tant se la jouer dans son complet impeccable, avec ses manières doucereuses de requin-beau-gosse-tiré-à-quatre-épingles, là il perdait tout son beau sang-froid. Pour quelques millions de dollars, Hugo Boss se dégonfle, James Bond se chie dessus! "Je crois que j'ai des raisons d'être énervé, non ?", hurlait mon gentleman dans le combiné. Plutôt crispé, le mec. Alors que s'il en cherchait, des vraies raisons de s'énerver, il pouvait en trouver des tas, et tout seul: sa cupidité, sa puérilité, son incapacité à assumer le risque; sa naïveté lorsqu'il me prend pour une espèce de Merlin de la finance... Un vrai gosse. Mais un gosse qui pèse un peu lourd dans la boîte, donc pas question de lui raccrocher au nez. J'ai dû m'excuser platement, mais j'en pensais pas moins: chez nous, personne n'est vraiment ton pote; devant le dieu Argent, plus d'amitié ni d'estime qui tienne, encore moins de déontologie. Quant à l'éducation...

Au fait, pour la petite histoire, à la fin de la journée, le titre avait repris 3% par rapport à la veille, et mon contact clamait haut et fort que j'étais un génie. Ça me fait quand même mal au coeur de voir à quelle vitesse les amitiés fluctuent ici. Et ça me bien mal au cul de penser que ma prime tient à des guignols pareils.

9h00

Mon client arrive dans deux heures; je sais qu'il voudra investir, il se porte bien en ce moment. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir lui servir ? J'ai envie de lui refourguer mon bon vieil "effet JO". L'argument est simple: à chaque fois qu'un pays est officiellement déclaré organisateur des prochains jeux, tout le monde s'intéresse à lui et les actions montent. Donc il va falloir investir en Chine. Même un môme de douze ans comprendrait ça. Même un ancien trader, vieux grabataire incontinent et arriéré mental. Même ma concierge. Mais moi, mes conseils je les facture peau de balle parce que j'ai fait des études avant, et parce que je présente ça dans un joli bureau sur une jolie plaquette, avec plein de mots en anglais. La plaquette, faut pas rêver, c'est pas moi qui l'écris. On fait faire ça par des petits Indiens la nuit, on a piqué cette idée chez McKinsey: pendant que nous on pionce, chez eux il fait déjà jour, et surtout ça coûte quinze fois moins cher. Après, ils plastronnent en se disant informaticiens, grand bien leur fasse. Avant d'aller me coucher, je leur faxe les grandes lignes, et à mon réveil tout est prêt. Du pipeau façon grand art. Après, tout mon talent consiste à crédibiliser cette merde devant le client en prenant un air important, sûr de soi, et un peu charmeur. J'ai vraiment un boulot exaltant, plein de contacts humains et de responsabilités. Si vous n'êtes pas de cet avis, c'est que vous n'aimez pas assez la thune, tant pis pour vous.

10h00

C'est le bureau de rédaction de Capital. Ils sont en train de tourner un numéro spécial traders, ils veulent me suivre pendant une journée. Tentant, mais non. Trop dangereux pour le secret professionnel. L'année dernière, j'ai un collègue qui s'est grillé à ce petit jeu.

11h00

Le voici. Complet Valentino sur mesure, gilet de flanelle, lavallière rouge sang en soie sauvage, pinceau de moustache, cheveux ondulés en arrière; rolex en or et bagouse deux carats: un mix entre le gros Libanais adipeux et le romano de carnaval. Monseigneur a quelques économies qu'il désirerait placer. C'est bien la première fois que je m'occupe d'un particulier, mais vue sa touch, je sais déjà que je vais me marrer.

C'est donc parti pour l'effet JO. Mais il n'a pas l'air très convaincu, le vieux hibou. Du coup, je lâche un peu de lest; on annule l'attaque frontale, et on l'écoute un peu parler.

"Monsieur Dargueil, j'ai bien envie d'acheter de l'or".

Mais l'or, pauvre con, y a que les vieux d'avant-guerre pour y croire encore! Aujourd'hui, je t'explique, on donne plutôt dans les captions bermudas, les dérivés sur taux, les options climatiques. Je suis prop-trader, moi, pas brocanteur!

"C'est une excellente idée que vous avez là, Monsieur. L'or, c'est une valeur sûre."

Il rougit de plaisir. Coool, man. On va y arriver. De l'or, on passe doucement à d'autres matières premières, puis à des produits un peu plus abstraits. Il est moins con qu'il n'en avait l'air, il comprend bien Papy Mougeot. Je commence à gagner du terrain. De temps en temps il regarde sa montre, je crois qu'il a une idée derrière la tête.

"Monsieur Dargueil, accepteriez-vous de poursuivre cette conversation autour d'une table de restaurant ? J'ai mes habitudes au Fouquet's, savez-vous".

Chic, il m'invite à grailler dans sa cantine de luxe. J'ai bien eu raison de lui lécher un peu les bottes, ça a payé. En plus, ça peut pas me desservir : je vais te le faire picoler comme un âne, et une fois qu'il se sera collé une grosse crame, j'en ferai ce que je voudrai.


12h00

Au Fouquet's.

C'est bien la première fois que ce que j'ai appris à l'X va me servir à quelque chose: boire sans broncher. Sur ce plan, le vieux attaque très fort, il veut me prouver quelque chose. Ruinart rosé en apéro, Chianti sur le carpaccio de truffe blanche, Chablis grand cru sur le homard à l'américaine, Sauternes sur les mignardises, et Fine Napoléon au café. J'enquille les verres, mais il enquille autant que moi; il ne veut pas lâcher l'affaire, ce connard. Enfin, il prétexte un coup de fil pour s'éclipser aux toilettes. Lorsqu'il revient, il est couvert de sueur, l'air un peu hébété. Nul doute qu'il s'est collé deux doigts en travers de la gorge. Petite nature, va.

Bon, c'est pas le tout, il est temps de négocier. En avant, à l'abordage. J'avais vu juste; ce porc est anéanti, je le maîtrise grave. Ça me coûtera certainement une petite crise de foie ce week-end - délire d'inquiétude maternel au rendez-vous - mais le jeu en valait la chandelle. J'ai un oncle médecin qui m'a parlé une fois d'un produit que les ambassadeurs s'injectent en intra-veineuse, pendant les cocktails un peu trop arrosés. Ça réduit pas le taux d'alcoolémie, mais ça dissipe les effets visibles, histoire de garder la tête froide. On donne l'impression de se tenir. Il faudra que je lui en taxe la prochaine fois. Quinze minutes plus tard, l'affaire est conclue. Nous redescendons, le voiturier nous avance la Murcielago de Monsieur; il en peut plus, il va juter sur le tableau de bord. Je l'imagine déjà ce soir, en train de prendre sa copine en levrette, les yeux fermés, en plein fantasme, s'imaginant au volant du bolide. Touche pas bonhomme, c'est pas ton business. Quel boulot frustrant, voiturier, c'est comme convoyeur de fonds. Je suis sûr qu'à la retraite, ça devient des voyeurs pédophiles dans les parcs du XVIème. En attendant, cet après-midi, repos, et ce soir, départ pour Auxerre.


19h00

Gare de Lyon.

Une gare, c'est rafraîchissant. Depuis deux ans, je n'ai guère vu que des aéroports. Ici, pas de salon lounge, mais un grand hall où se pressent toutes les conditions sociales. Ça sent le beauf, c'est excitant. Pour une fois, je n'aurai pas un golden-boy en costard pour voisin. J'ai tout fait pour: j'ai même pris une seconde classe. Et si la troisième existait encore, je l'aurais prise. Pour l'occasion, j'ai revêtu un Levis' , un vieux polo Eden Park, et j'ai chaussé des Converse vieilles de dix ans. Autour de moi dans le train, beaucoup de provinciaux. Ça se voit, ils sourient parce qu'ils rentrent chez eux et qu'ils viennent de visiter la capitale. Les Parisiens, eux, tirent la gueule: toujours avoir l'air soigneusement blasé, surtout devant un provincial. Quant à moi, je souris du bout des lèvres, parce que j'ai sans doute plus sur mon compte courant que tout le compartiment réuni. Je ne tarde pas à m'endormir du sommeil de l'injuste, le plus profond de tous pour qui ne s'embarrasse pas de morale.

20h30

Auxerre.

Ils m'attendent sur le quai. Petit battement de coeur. J'en ai honte, c'est pas mon genre de m'attendrir, mais je peux pas le réprimer. Pas à cause de l'émotion, rêvez pas non plus, mais à cause de l'appréhension: comment allons-nous cohabiter ces prochains jours ?

21h00

Plutôt bien finalement, je pense, ils ont l'air moins relous qu'au téléphone. Leur joie de me revoir est plus forte (ou plus immédiate) que leurs reproches. Tant mieux, je suis défract', je vais me pieuter.

mardi 20 juillet 2010

Soirée in Miami [continued]

Je continue à lui demander gentiment deux minutes, mais il n’a pas l’air cool en fait. Il fait semblant de m’ignorer cet espèce de petit Porto-Ricain de merde, avec sa casquette minable des Yankees. Il change un vinyl, bidouille trois boutons, des LEDs clignotent c’est Noël. Il veut me faire croire qu’il ne comprend pas l’anglais, je me rends bien compte de son petit jeu.
Il m’emmerde, je lui gueule dessus en français, ce cuistre a bien dû en faire un peu dans son école pourrie de banlieue d’Orlando ou de San Juan. Il me dégoûte ce Chiquito, le client est roi aux US, connard !
”Ohhh man, pas la peine de m’ignorer tu sais, je vois bien que je suis là ! Et toi aussi ! C’est Edouard. Edward, Eddy, merde ! ! ! Je viens de Paris pour t’écouter, et toi tu ne me laisses même pas tourner les platines deux minutes ? Laisse-moi tourner les platines mec !”
Il me jette un regard méchant, je le vois dire un mot à un type à côté de lui qui acquiesce et s’en va.
”Laisse tomber Edouard, ça marchera pas.” me glisse Giuseppe. Je le sens gêné, j’ai l’impression qu’il veut me faire partir pour aller picoler ailleurs. Ou alors il veut aider le DJ à se débarasser de moi.
”Putain mais si c’est bon, il va me laisser un morceau. T’inquiète, je gère.
- En plus t’y connais rien, tu vas faire de la merde c’est tout. T’es pas chez tes potes dans un caveau du VIime ici.
- Je veux m’amuser un peu c’est tout, sois cool Giuse !”
Je commence à me calmer un peu. Giuseppe me file un autre verre, ouahhh trop top, tout rose qui scintille. A moins que ce ne soit la lumière noire qui donne ce reflet bizarre. Un jus de cranberry ou du sang de cochon vierge égorgé un jour de pleine lune ? Il y a une sorte de voile translucide dans le verre, d’ailleurs de la fumée en sort. En fait il y a même de la fumée partout, ça fait pshhhiiittt, je ne vois plus mes pieds, je plane sur un nuage. Il y a tout un tas de lasers verts qui font un plancher à la hauteur de mes genoux, j’ai l’impression que ca monte. Wooohhoo.

Je me rappelle quand même que la musique aurait besoin que je l’aide un peu, ça manque de beats bien lourds. Je profite du départ de Giuseppe pour les chiottes pour retourner vers le DJ. Deux fans de ce merdeux, habillés en noir, carrures de gorilles, se tiennent à côté de lui. Ils ont vraiment un look de merde les pauvres. Esthétisme presque gothique, ca pourrait le faire à la Marilyn Manson, mais non. Grosses moustaches qui cassent le look. Mains sur le ceinturon. Matraque qui a presque l’air vraie.

A peine approché du DJ (je voulais lui faire un bisou, pour le persuader enfin), un des molosses laisse tomber sa grosse patte velue sur mon épaule. Je sens ses phalanges dodues me serrer fermement, ses lèvres s’animent, incroyable. Sur le coup, je suis surpris, je ne pensais pas qu’une telle créature puisse parler. Houah, je suis impressionné, quel bond de l’évolution, clac comme ça, devant moi, un gorille qui parle. Mal mais on comprend. Il marmonne quelque chose sur mes droits, sur un règlement de la boîte sur le DJ qui a besoin de calme. Il m’emmerde.
Je le lui dis, pour pas qu’il y ait d’incompréhension entre nous, j’essaye d’être franc. Il réagit mal, il se crispe sur mon épaule je crois. Fait chier. Dans le doute et parce qu’il a une bonne tête, je lui balance une droite dans le bide, comme dans les films. A la Rocky Balboa. Le problème, c’est que mes bras remplis de fromage blanc n’ont pas exactement la force nécessaire pour atteindre ce vigile gros lard. J’aurais dû viser les couilles plutôt. Cela ne le fait même pas sourire. Mon poing rebondit mollement sur son ventre, rebondi lui aussi. Il a l’air toujours aussi déterminé et toujours aussi con. Par contre il n’a pas vraiment l’air de souffrir de mon coup surpuissant.
Je ne vois même plus le DJ qui a dû se planquer ce lâche. L’autre primate en noir me prend un bras, me le tord et claque une paire de menottes quand je commence à brailler pour appeler mes potes. Giuuuuse! ! ! ! Gros con de flic !
Je finis la soirée au poste, un peu caboché. Ces connards m’ont explosé le bras droit. La sécu de la boîte m’a livré aux vrais flics. On me jette directement dans une petite cellule très chic. Béton gris et barreaux verts. Une pute est en train de dormir dans son vomi, ça me file la nausée.
J’irais bien gerber dans le lavabo mais je crois qu’il est déjà bouché. Je me trouve un banc en bois et une couverture me sert d’oreiller. C’est calme maintenant, il n’y a plus de fumée ni de beat.
La nuit se finit doucement, bercée par les cris des sirènes et les rires gras des cops se racontant des blagues. Un épisode de 24h crépite sur une télé plasma. Je m’endors d’un sommeil de bébé.
Je suis réveillé vers huit heures le lendemain, un marteau-piqueur me défonce la tête. Ils ont l’air de vouloir me relâcher. J’implore le policeman de me donner un tirage de ma photo en
malfrat, celle de face et de profil avec une pancarte et un numéro dessus. Le mug shot comme ils disent ici. Il comprend pas, mais il accepte. Je l’encadrerai, c’est énorme, comme Paris Hilton ! La boîte a sans doute payé une caution, je ne sais pas, ça marche comme ça chez Uncle Sam. En tout cas on me refile mon portefeuille (tiens ils me l’avaient piqué ?), ils l’avaient mis dans un sac plastique zippé bien propre. Giuseppe m’attend à l’accueil, il éclate de rire en voyant ma tête de brigand mal rasé. J’aimerais bien embrasser mon policeman favori avant de partir, je l’adore avec ses grosses moustaches : ”Just one kiss mister the policeman, pleaaase one kiss” mais il refuse, ce gros redneck. Peut-être même que c’est interdit ici, se faire des bisous entre garçons, on ne sait jamais. Avec mon jean slim et mes fringues de frenchy, il doit me prendre pour un sale faggot sans aucun doute. J’éclate de rire en voyant sa mine inquiète, ciao Miami that was fun !

lundi 12 juillet 2010

Soirée in Miami

Une semaine plus tard, on se retrouve à Miami. Giuseppe a eu l'excellente idée de monter une semaine de team building. Mon pitch devant le board s'est bien passé, j'ai assuré à mort et je suis une huge star au taf en ce moment. Donc détente bien méritée. Plage, squash, un peu de shopping, et beaucoup de délires en teufs. Je croyais que Miami était une ville de vieux, capitale de la papy belt. Je m'attendais à croiser uniquement de vieux JR et autres retraités du pétrole ou de l'immobilier, poussant devant eux leur perfusion, en chemise hawaïenne mal boutonnée et avec une casquette de la Navy. Ou dans un fauteuil, promenés par une petite latino aux gros nichons. Leur femme Maggie est restée à la villa préparer des cookies pour les petits enfants qui vivent dans le New Jersey et qui doivent venir ce week-end. Les pauvres chéris, elle pique un peu avec sa barbe Maggie, et puis elle va encore faire peur au petit dernier. Enfin la plage est plus sympa qu'à Point Pleasant.

Après avoir rôti pendant tout l'après-midi sur le terrain de beach volley, on arrive vers une heure à une soirée quelconque, plus ou moins improvisée, sur une plage, bien sûr. Une sorte de boîte en plein air, quelques bungalows, transats, et de grosses lumières qui se voient à dix kilomètres à la ronde. Le sable donne un vague côté Saint-Trop' des belles années, c'est dire si c'est kitsch. Mais je suis sévère, ça me plaît grâââve ce concept. À peine arrivé, je me crois dans un clip de rap west coast (strange pour une soirée à Miami), les gars sont gros et gras, les filles portent des obus à la place des seins. Les Blacks ne se la jouent pas comme chez nous, ils sont juste hallucinants, mais c'est totalement naturel pour eux. J'espère voir 50cents ou Xplicit. D'énormes médailles, montres, horloges, faux diamants, pendent à leur cou au bout de chaînes en or obèses. On dirait que ça brille grâce à la graisse qui sort de leurs bides. J'irai téter un des seins de leurs copines plus tard si j'ai l'occasion, ça me ferait kiffer (on dit qu'ils ont tous un gun dans leur futal, j'espère qu'on aura droit à une fusillade à la sortie).

J'ai quand même du mal à me faire à l'idée d'une fête en plein air, j'ai dû trop traîner dans les caves voûtées du VIème où les clubbers se touchent dans une moiteur torride. Bah on a aussi la moiteur ici, portée par une légère brise du golfe du Mexique.

"Ca fait un peu ambiance camping ton truc Giuseppe! Moi qui croyais que tu nous emmenais dans des endroits chics.

- Ahah, t'es vraiment un parigot qui n'est jamais sorti de chez lui mon pauvre petit Édouard.

- Il va y avoir un défilé de tshirts mouillés aussi ? Je te préviens je vais être en transe, surtout si on peut gagner des packs de Kro gratuits !

- Regarde les nanas. Tu crois qu'elles ressemblent à Berthe et Ute que tu draguais quand tu étais puceau sur l'île de Ré ? Ca bouge tout le temps ici, mais ce soir c'est ici la soirée la plus hype, t'inquiète."

Effectivement, les filles portent des bikinis mortels sur leurs formes parfaites. Que du bon goût, pas toujours pornographique. Vive les US ! J'embrasse Giuseppe en lui promettant de me flageller pour avoir remis en cause sa branchitude.

Les bafles balancent le dernier Black Eyed Peas, un gars dans un aquarium tripe sur ses vieilles platines. Je guide la petite troupe vers le bar que je viens de repérer, et on récupère quelques cocktails pour picoler. Mojitos et Daiquiris sont à crever de bonheur, c'est une tuerie. Giuseppe a laissé son amex au bar, c'est plus pratique (il lui suffira de laisser une simple signature en partant pour la récupérer et régler ainsi les consos de la soirée. Pragmatisme et simplicité). Au bout d'une demi-heure, j'ai déjà un peu trop bu, ces derniers Kiss Cool (vodka, curaçao, get31) m'ont copieusement défracté. J'entraîne Justine sur le dancefloor, elle sourit, je sens que je vais peut-être finalement me la faire ce soir.

Je m'approche de la vitre du DJ, je le regarde intrigué, il ne me voit pas, ça bouge, ça tourne, je regarde ses mains tourbillonner et s'agiter, c'est génial, je veux faire la même chose, il faut que je mixe un truc, j'y connais rien mais on s'en fout...,(jolie énumération à la Péguy).

"Yo man, let me play withzz da sound, man."

Il me regarde comme un extraterrestre, comme si j'étais vert, que je débarquais de Mars ou de vachement plus loin encore, ohhh man, enfin tu pourrais être cool nooon ?

[to be continued]

jeudi 8 juillet 2010

Métro

Le peuple veule habite une antre souterraine, le terrier de la bassesse où se déchaînent les pires instincts. Le temple mystique de la cité où l'homme, deux fois par jour, vient sacrifier sur l'autel de la bêtise. J'ai l'honneur de vous présenter le métropolitain aux heures de pointe.

Aujourd'hui, forcé par les circonstances, j'ai décidé de risquer ma vertu dans ce cloaque. En m'avançant vers la bouche de la station, je commence par me faire alpaguer par des associatifs qui veulent me faire cotiser à leur putain d'ONG pourrie. Des petits branleurs, des étudiants de la fac sapés comme des clodos : sandales moisies, pantalon-sari sorti tout droit d'une brocante vintage, les cheveux qui retombent en dreads à force d'oublier ce que signifie le mot shampooing. Quelle bande de faux-culs : ils sont là avec leur sourire mielleux comme si t'étais leur meilleur pote, alors qu'ils ont très bien reniflé en toi le jeune golden-boy, ce même capitaliste qu'ils assassinaient verbalement il y a quelques mois pendant les manifs anti-CPE. Je crois qu'ils militent pour la paix dans le monde ou un truc comme ça. Je les envoie chier sans aménité, c'est tout ce qu'ils méritent.

J'arrive aux portillons. Comme par hasard, il faut qu'il y ait un boulet devant moi qui découvre le système pour la première fois. Il fixe son ticket comme une poule qui serait tombée sur un oeuf. Je change prestement de file, c'est là qu'un connard se glisse à ma suite et se colle à mon cul pour passer avec moi sans payer. Pour qui me prend-il, ce sodomite ? Pour l'armée du salut ? L'air de rien, je m'arrête brutalement à la sortie pour regarder ma Rolex; il n'a pas le temps de se dégager, les portes se referment sur lui. Ca va lui dégommer les côtes flottantes, bon débarras.

C'est déjà bondé sur le quai. En me faufilant, je parviens au bord du vide, en tête pour entrer dans la rame. La voici justement qui arrive. Un frisson parcourt la foule, c'est la lutte finale, le grand ballet commence. Chacun sur le quai n'a plus qu'une obsession: rentrer coûte que coûte. Or certains dans le métro en ont une autre: sortir coûte que coûte. Malheureusement pour eux, le flux montant n'en a strictement rien à carrer.

Vous en faites pas, les gars, ça va bien se passer, un peu de discipline et chacun sera content. Mais c'est sans compter avec l'inquiétude qui les empêche de réfléchir. Une véritable panique qui leur enlève le peu de neurones qu'il leur restait. Les portes ne se sont pas encore ouvertes devant moi que je peux déjà sentir dans mon dos la pression de la horde aux abois. Je m'efforce de la contenir pour laisser descendre quelques passagers, qui vont de toute façon devoir jouer des coudes pour se tailler un passage dans cette jungle. Je serais eux, je sortirais un flingue en hurlant, je vous raconte pas comment ça s'ouvrirait devant eux en moins de deux. J'imagine derrière moi les pauvres beaufs bouillant d'impatience de s'engouffrer dans leur train-train quotidien.

Ce qui est extraordinaire, c'est qu'une fois rentrés, il ne leur vient pas à l'idée qu'il existe derrière eux d'autres gens : à peine le marchepied franchi, ils s'arrêtent net, en plein passage, au lieu d'aller remplir le fond. C'est parfaitement absurde, mais c'est ainsi: tout le monde est massé près des portes, à en étouffer, pendant que les allées sont vides. C'est vrai, on ne sait jamais, des fois que le métro prenne feu, il faut être les premiers à sortir. Le pire, c'est que ça fait chier tout le monde, y compris eux, mais personne ne réagit. Ils tirent la gueule, mais rien à faire, une sorte de torpeur s'est saisie d'eux, ils préfèrent souffrir en silence plutôt que de passer à l'action. Ce serait pourtant tellement facile qu'il y en ait un qui sorte du lot et qui harangue les autres pour qu'ils dégagent un peu. Je suis sûr qu'ils n'attendent que ça, ces pros du grégarisme.

Seulement voilà, en France, dès que t'as un comportement un peu original, tu te fais tout de suite regarder de travers. Et l'exclusion, ça fait grave flipper mes contemporains. Oh, il suffit de pas grand-chose: rien qu'en parlant un peu plus fort que la moyenne - rien qu'en souriant même, tu deviens suspect. Garde les yeux baissés! Alors, prendre la parole face à une foule, faut pas déconner, tu passes direct pour un taré: le vrai suicide social.

À Montparnasse, ça descend en masse, ouf. Je me trouve une place assise. Un mendiant en profite pour monter. Un bavard, il se met à insulter les passagers. C'est normal, c'est l'hiver, il a froid, il est stressé, c'est sa manière à lui de décompresser. Et puis exclu pour exclu, autant y aller à fond. Je les kiffe, ces champions de l'irrévérence, ils crachent souvent des vérités du genre pas bonnes à dire. Bon, généralement ça vole pas très haut, ce sont des gros trucs de poujadiste, mais parfois ils sortent une petite "miette philosophique" qu'ils ont enfantée la nuit dernière, du genre "Madame, vous êtes grosse, et à cause de vous personne ne peut d'asseoir sur le strapontin à côté". Tout le monde plonge le nez dans un bouquin ou fixe le tunnel par la fenêtre. C'est sûr que la caverne, c'est plus intéressant que le philosophe qui gesticule à deux mètres de toi. C'est Platon qui serait content.

Mais à Falguière, mon pote se fait voler la vedette par un Roumain. Un accordéoniste. Ou plus exactement, une merde qui appuie au hasard sur toutes les touches en bouffant deux temps sur trois. "Bôjour madame messieurs un petit pièce pour la mouzik merci". Encore s'il nous jouait des tubes de chez lui, je sais pas moi, des danses populaires de Bartok, ou une sonate d'Enesco, je dirais rien. Mais là, il nous envoie des vieilles rengaines à sa sauce genre Sous le Ciel de Paris, La Complainte de la Butte et je ne sais quoi d'autre. Revisitées et réarrangées par ce bouffon, ça donne des valses en si bémol écrasé à sept temps et demi. Il ose demander de la thune pour ça. Je le foudroie du regard, pendant que je glisse ostensiblement un bifton de cinquante euros à mon pote le philosophe, il en revient pas.

Bientôt Pasteur, il est temps de descendre. Une grosse lorgnait ma place depuis un bout de temps. Comme elle ne veut surtout pas se la faire piquer, elle se précipite dessus. Attends un peu, Maïté, avant nous devons nous croiser. Mais elle refuse cette évidence, elle ne voit qu'une chose, le siège vide. Elle tente de me forcer le passage en soufflant comme un boeuf. Quelle conne. Un bon coup d'épaule, et elle se calme direct.

Heureusement que la grève des taxis se termine demain, pas question d'affronter ça tous les jours.